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SHU

Poèmes sur des musiques de Karlheinz Stockhausen

(1976-200 ?)

 

Pour parler de ce qui constitue sans doute mon oeuvre la plus importante à ce jour, je crois nécessaire d'effectuer un assez long retour en arrière et détailler la gestation et l'élaboration de cette oeuvre qui s'est étendue  sur plus d'un quart de siècle.


Mon intérêt pour la musique de Karlheinz Stockhausen - qui allait devenir une passion par la suite - remonte à 1973, alors que j'étais lycéen en terminale.

Il arrivait à notre professeur de philosophie de consacrer une partie de son cours à des auditions musicales et à leur commentaire. Il nous fit ainsi découvrir Monteverdi, Gesualdo, Bach, Mozart, mais aussi Stravinsky, l'école de Vienne - surtout Schönberg qu'il affectionnait tout particulièrement - , Xenakis et Dieter Schnebel... Il associait fréquemment des lectures de poèmes à ces cours assez particuliers, mettant en parallèle Bach, Schönberg et Pierre Emmanuel, ainsi que Mozart, Berg et Pierre-Jean Jouve. Mon oreille, contrairement à celle de la plupart de mes camarades de classe, avait déjà été habituée à la musique classique : mes deux frères aînés étant des amateurs de Ravel, Debussy, de Falla, Tchaïkovsky..., mon enfance avait musicalement baignée dans leurs oeuvres. Ainsi, comme la madeleine de Proust, les premières mesures de Schéhérazade de Rimski-Korsakov me ramènent immanquablement, aujourd'hui encore, à mes cinq ou six ans, lorsque nous revenions de la messe les dimanches matins et que, pour une raison que j'ignore, c'était toujours ce disque qu'un de mes frères mettait sur le phonographe.

La musique contemporaine, par contre, était un univers dont j'ignorais tout, hormis les extraits d'oeuvres de György Ligeti que Stanley Kubrick avait utilisés dans 2001, l'Odyssée de l'espace, un de mes films préférés. Je me souviens que lorsque notre professeur nous fit écouter Nuits de Iannis Xenakis, je fus pris d'un fou rire, ainsi que la presque totalité de la classe. Notre professeur nous lança alors une remarque acerbe et méprisante - nous informant notamment que l'oeuvre était dédiée aux prisonniers politiques torturés en Grèce - qui me fit me sentir si stupide et honteux que je ravalais immédiatement mon rire. Je crois que c'est à partir de ce jour que je me suis fait un point d'honneur d'essayer de ne pas juger une musique, un livre, une peinture ou un film sans l'avoir écouté, lu ou regardé jusqu'au bout, avec un esprit ouvert et sans a priori. C'est également à partir de ce jour-là que la musique contemporaine se mit à me parler.

Ce professeur, un homme atypique, provocateur, séduisant et ambigu, noua avec une douzaine d'élèves dont j'étais, des relations enseignant/élève inhabituelles. Nous montâmes, sous sa direction, une pièce de théâtre - Chacun sa Vérité de Pirandello, où je jouai le rôle de monsieur Ponza - et nous répétions la plupart du temps chez lui (les répétitions se terminaient d'ailleurs souvent par des soirées rock n' roll...). Il nous invita à deux reprises à passer un week-end dans sa maison familiale à Montfort sur Argens. C'est là, qu'un samedi après-midi, je me mis, par curiosité, à farfouiller dans sa discothèque (je n'avais jamais vu une collection de disques si impressionnante) et je tombais sur une pochette qui m'attira. Un fond rouge carmin avec le dessin du buste d'une statue grecque, les yeux clos, inclinée, comme déboulonnée de son socle. La sonorité du nom du compositeur, Karlheinz Stockhausen, me séduisit immédiatement, ainsi que le titre des oeuvres, Gesang der Jünglinge et Kontakte. C'était de la "musique électronique" lisait-on  au dos de la pochette... Je demandai à un des fils de mon professeur la permission de mettre ce disque et ce fut le choc. Les sons électroniques, mêlés aux voix d'enfants, qui déferlèrent des haut-parleurs me firent pénétrer dans un univers sonore et poétique insoupçonné où je me sentis aussitôt chez moi.


A peine quelques semaines plus tard, un voyage scolaire organisé par des professeurs d'histoire/géographie et d'italien, me conduisit pour trois jours à Milan. Le second jour, le 13 mars 1973 (douzième anniversaire du décès de mon père), au cours d'une flânerie dans la ville, je tombai sur une affiche informant d'un concert Stockhausen, avec le London Sinfonietta, le soir même à la Piccola Scala. Je réussis à convaincre trois camarades de m'y accompagner. Hélas, lorsque nous nous présentâmes le soir au guichet pour y acheter nos billets, on nous répondit que c'était complet. Je crois toujours aujourd'hui que ce furent plutôt nos vêtements et notre jeune âge qui nous valurent cette réponse décevante.

Ce premier rendez-vous manqué fut suivi d'un second, un an après, en juillet 1974. J'avais appris que Stockhausen présentait son Alphabet für Liège dans le cadre des Fêtes musicales de la Sainte-Baume, à environ 60 km de chez moi. Mais je n'avais à cette époque aucun moyen de déplacement, et ni l'autobus ni le train ne pouvaient m'emmener à la grange, perdue au milieu de la forêt provençale sur le plateau du massif de la Sainte-Baume, où l'oeuvre fut présentée. 


C'est l'année suivante, le 22 août 1975, que j'assistais finalement à mon premier concert Stockhausen. Je me trouvais à Paris avec ma première épouse. Les beaux-parents de mon frère aîné nous avaient prêté leur petit logement de concierge qu'ils occupaient près de la rue de Rivoli. Un soir, quelque chose me poussa à faire quelque chose dont nous n'avions pas l'habitude : allumer la télévision. Nous tombâmes pile sur les actualités d'Ile-de-France où nous entendîmes qu'une rencontre/concert Stockhausen aurait lieu le lendemain, au théâtre d'Orsay de 15 h 30 à 20 h, suivi d'un concert à 21 h. Une fois de plus, c'était le "hasard"... Je vis donc Stockhausen pour la première fois ce vendredi 22 août, jour de son 47ème anniversaire.

La pianiste Marie-Françoise Bucquet présenta deux versions du Klavierstück XI en y faisant participer de tout jeunes enfants assez peu attentifs et plutôt bruyants. Entre les deux versions, Stockhausen quitta le siège qu'il occupait au milieu du public et monta sur scène. Il était visiblement irrité par le côté "animation d'école maternelle" que commençait à prendre la prestation de la pianiste. Il ordonna aux enfants de s'éloigner du piano (qu'ils étaient prêts à prendre d'assaut) et à se taire pour écouter la musique. Les enfants obéirent immédiatement et cessèrent tout chahut, impressionnés par l'autorité et la voix grave du compositeur.

Après la projection du film Momente de Luc Ferrari - qui aurait pu me dire que vingt ans plus tard, Stockhausen me confierait la traduction français/anglais de ce film pour sa version vidéo ? - , le musicologue et journaliste Maurice Fleuret anima un débat entre le public et Stockhausen. Suivirent les diffusions sur cinq haut-parleurs de Gesang der Jünglinge puis de Telemusik.

Le soir, le Collegium Vocale de Cologne interpréta Stimmung. Dans les premières minutes du concert, les harmoniques nasillardes des chanteurs firent naître des rires dans la salle - cette réaction d'une partie du public me remémora évidemment mon fou rire de lycéen de terminale, évoqué plus haut - et une dizaine de personnes quittèrent ostensiblement la salle, tout en miaulant afin de caricaturer le chant des vocalistes et en s'imaginant être spirituels... Ni le Collegium Vocale, ni Stockhausen ne parurent en être perturbés ni s'en émouvoir. J'appris par la suite qu'ils étaient, hélas, depuis la création de l'oeuvre, six ans plus tôt, accoutumés à ce genre de réaction, pratiquement à chaque interprétation de l'oeuvre.

Pour ma part, j'avais passé, ce jour-là, près de six heures dans un autre univers.


Une année s'écoula. Je travaillais sur Paysage de hasard. J'éprouvais le besoin d'écrire de la poésie pendant que j'écoutais des oeuvres de Stockhausen. Elles faisaient naître en moi des images, des émotions qui se traduisaient par des mots et des formes textuelles. Les vibrations nées de la musique opéraient leur transmutation en moi et se transformaient en verbe. Quelques textes furent écrits et intégrés à Paysage de hasard.

Au cours de l'été, j'assistais à un concert de musique contemporaine à Châteauvallon : l'Ensemble Musique Vivante sous la direction de Diego Masson, avec Michel Portal, Vinko Globokar, Carlos Roque-Alsina et Jean-Pierre Drouet ; tous avaient, dans le passé, participé à des concerts et des enregistrements d'oeuvres de Stockhausen. A l'entracte, mes pas me menèrent dans un hall où je trouvai, parmi des piles de documents un dépliant culturel annonçant la création euopéenne de Sirius de Stockhausen en septembre à Paris. 

Dès que je lus cette information, je sus que j'irai à Paris, non seulement pour assister à ces concerts, mais aussi pour rencontrer le compositeur.

Ma femme et moi assistâmes donc aux concerts des jeudi 23, vendredi 24 et samedi 25 septembre 1976 à la Sainte-Chapelle. La première audition de l'oeuvre me laissa sur ma faim. Les sons électroniques me parurent pauvres et fades par rapport à des oeuvres électroniques telles que Gesang der Jünglinge, Telemusik, ou Hymnen. Je fus gêné, moi qui suis encore habitué à écouter la musique les yeux clos, par les costumes des interprètes et la théâtralisation de l'oeuvre qui ne me semblaient pas apporter grand-chose. De plus, l'aspect très mélodique me troubla : j'eus l'impression, par rapport aux oeuvres extrêmes de Stockhausen, telles que les pièces de musique intuitive de Aus den sieben Tagen que j'aimais tant, d'une régression stylistique et d'un retour à une musique plus convenue.

Les auditions suivantes me permirent de corriger cette première impression et de pénétrer davantage dans cette oeuvre foisonnante et complexe, que le chanteur Nicholas Isherwood n'hésite pas à qualifier de "L'Art de la fugue du XXe siècle". Au cours des concerts des vendredi et samedi, j'écrivis une ébauche de poème. Le dernier soir, à la fin du concert, j'attendis que Stockhausen fût un peu moins entouré pour lui parler brièvement, lui dire que j'allais écrire un poème sur Sirius et que j'aurais voulu le lui envoyer. Il me donna aimablement son adresse en Allemagne.


Lorsque je lui fis parvenir mon poème un ou deux mois plus tard, je lui demandai s'il désirait que j'en fisse une version en anglais et lui fit également part du projet qui me trottait à l'esprit depuis quelque temps : consacrer tout un livre à des poèmes écrits sur sa musique. Sa première lettre fut datée du 22 janvier 1977. Il me disait qu'il aimerait effectivement disposer d'une traduction anglaise de mon poème et me donnait la liste de ses concerts en Europe jusqu'en juillet. Il m'envoya en cadeau deux doubles albums dédicacés, Kurzwellen et Sternklang.

Sur la lancée, je rédigeai  un poème inspiré par Ylem, auquel je donnai une mise en page spéciale puisque j'écrivis le poème en blanc, en forme de spirale galactique, sur une feuille noire de très grand format. Dans une de mes lettres brûlantes d'enthousiasme, j'avouai à Stockhausen que mon rêve était de travailler avec lui, de le suivre dans ses concerts, etc. Il me répondit aussitôt et me proposa... de devenir son assistant ! J'avais 22 ans et bien que je fusse déjà enseignant, j'étais prêt à tout abandonner pour me lancer dans cette aventure.

Hélas, lorsque Stockhausen, dans son courrier suivant, insista évidemment sur le fait qu'il était nécessaire que je sache lire la musique - pour devenir l'assistant d'un compositeur, on ne peut décemment s'attendre à moins ! -, je dus me rendre à la dure évidence et décliner, la mort dans l'âme, cette fabuleuse proposition, puisque j'étais, à cette époque, totalement incapable de lire une partition - je ne devais, de manière autodidacte, combler cette lacune que sept ans plus tard. Qu'importe ! Cette proposition me fit l'effet d'une sorte de déclic libérateur et je décidai de prendre une année de disponibilité à partir du mois de septembre afin de la consacrer à l'écriture.

Je rencontrai à nouveau Stockhausen en mai à Nice.


 Je m'inscrivis comme stagiaire en auditeur libre au "Centre Sirius" dont les cours, les répétitions et les concerts se déroulèrent au conservatoire Darius Milhaud d'Aix-en-Provence entre le 21 juillet et le 8 août. Ce dernier jour eut lieu la création mondiale de la version intégrale de Sirius au cloître Saint Louis.

C'était la première fois que j'avais l'occasion de côtoyer Stockhausen sur une aussi longue durée. Je fis également connaissance de Suzanne Stephens, sa compagne. Chaque matin, je suivais les répétitions publiques de Sirius et je pus vraiment me plonger et approfondir cette oeuvre magique. La rigueur du travail de Stockhausen m'impressionna beaucoup, de même que son exigence vis-à-vis de ses interprètes. Comme je ne pratiquais aucun instrument et que je ne lisais pas la musique, j'eus l'impression d'être un stagiaire un peu à part... J'eus beaucoup de mal à lier connaissance avec les autres stagiaires et à me sentir à l'aise parmi eux. C'est vers la fin du stage que Stockhausen me demanda où en était mon livre de poésie sur sa musique. Je lui répondis qu'il n'était encore qu'à l'état d'ébauche.

"Et si vous veniez chez moi pour l'écrire ? Vous pourriez habiter dans la seconde maison que j'ai, là où sont entreposées mes partitions... C'est là que logent les musiciens qui viennent travailler avec moi. Venez vers Noël. Vous y serez au calme pour écrire..."

Cette invitation me fit l'effet d'un ascenseur pour la félicité la plus complète.


Cette année 1977 devait vraiment être marquée du sceau de Stockhausen puisqu'avant d'honorer son invitation, je le retrouvai à nouveau à Paris du 6 au 18 novembre pour suivre au centre culturel André Malraux de Rueil-Malmaison les répétitions de la version d'Inori que Stockhausen avait spécialement composée pour l'Ensemble Intercontemporain. Le 22 novembre, j'assistai au concert qu'il donna à Nice, toujours avec Inori interprété par l'Ensemble Intercontemporain sous sa direction.

 

Et le 28 décembre, je pris un train de nuit à destination de Cologne.


J'avais emporté ma pesante machine à écrire ainsi que quelques kilogrammes de livres dont Sri Aurobindo ou l'aventure de la conscience et les trois tomes de Mère de Satprem. Mes cheveux longs me valurent l'honneur d'avoir mes bagages minutieusement fouillés à la frontière franco-allemande.

J'arrivai à Cologne en début d'après-midi. Un autobus m'emmena à Kürten, à une trentaine de kilomètres. Là, ignorant où habitait Stockhausen, je pris un taxi. 

Mon arrivée chez le compositeur restera un moment magique et émouvant. La nuit venait de tomber. Je gravis le chemin pavé et enneigé, éclairé par quelques lumières, qui serpentait dans la colline depuis le portail où m'avait laissé le taxi jusqu'au seuil de la maison de Stockhausen. Je fus accueilli par Suzanne Stephens qui me demanda aussitôt d'ôter mes chaussures et me prêta une paire de chaussons qui m'allaient trop grand. Elle me conduisit jusqu'au bureau de Stockhausen. Celui-ci avait étalé sur le plancher une demi-douzaine de photos de Suzanne en costume d'Arlequin et aussitôt après m'avoir demandé si j'avais fait bon voyage, il me montra les clichés : "C'est pour la pochette du disque... Quelle est la meilleure photo, d'après vous ?" J'étais si ému de me trouver, à peine un an après que je lui eus adressé la parole pour la première fois à la Sainte-Chapelle à Paris, dans le bureau d'un des compositeurs que toutes les encyclopédies s'accordaient à placer parmi les cinq compositeurs les plus importants de cette seconde moitié du siècle, et voici que sans me laisser souffler, il me demandait ,au pied levé, mon opinion sur un choix de photos ! Toutes me semblaient de qualité et j'étais fort embarrassé... Je crois que j'en choisis une plus ou moins au hasard. "Oui, vous avez raison, acquiesça-t-il, c'est la meilleure." Harlekin étant une des rares oeuvres de Stockhausen qui ne m'a jamais beaucoup touché, je n'ai jamais acheté ce disque, aussi j'ignore si mon opinion sur les photos, ce soir-là, a véritablement influé sur la pochette ou non.

Le repas, précédé d'un long moment de silence pour les grâces - qui m'embarrassa terriblement - , fut pris en compagnie des jeunes enfants de Stockhausen. Je me souviens qu'il y avait du poisson et que je me trouvais totalement empoté pour décortiquer le mien. Stockhausen remarqua mon embarras et me donna une leçon savante sur l'art d'ôter l'arête centrale d'une truite.

Il me conduisit ensuite en voiture jusqu'à la maison où j'allais habiter. Elle se trouvait en fait sur l'autre versant de la colline sur laquelle s'étendait sa propriété. Lorsque je devais lui rendre visite, par la suite, c'était à travers bois, à pied, dans la neige, que je faisais le trajet entre la maison de Hachenberg et la sienne. Mais, de nuit, avec mes bagages, il fallait emprunter la route d'autant plus que Stockhausen transportait également la chaîne Hi-Fi et un carton de disques qu'il avait promis de mettre à ma disposition pendant mon séjour.

Je suis resté environ deux mois à Kürten. Stockhausen m'avait donné le planning précis de ses concerts durant mon séjour et je devais finalement le voir moins fréquemment que ce que j'avais espéré. C'est toujours avec émotion que je pense que les grandes lignes de LICHT furent élaborées à cette période.

Jamais plus, je n'ai eu l'occasion, au cours de ma vie, de travailler dans des conditions aussi exceptionnelles. J'étais seul, isolé, sans aucune obligation ni contrainte professionnelle et je pouvais consacrer 100% de mon temps à écrire ma poésie, à lire, à réfléchir et à écouter de la musique, en décidant de mes horaires et de mon rythme de travail en totale liberté. 

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Ma technique était simple : j'écoutais deux, trois fois une oeuvre et je laissais venir les mots et les images. C'était une forme d'écriture automatique "guidée". Je retravaillais ce premier jet pour lui donner une première forme qui allait ensuite être modifiée par la forme même de l'oeuvre musicale. Les oeuvres de Stockhausen sont très structurées et le compositeur, dans la plupart de ses partitions, a l'habitude de présenter les plans de cette structure. J'essayai donc, dans la mesure du possible, de transposer ce rôle architectural et d'offrir aux mots une structure similaire à celle qui avait servi aux notes, aux rythmes, aux timbres...

L'idée qui me hantait était de donner aux poèmes l'équivalence des cinq paramètres musicaux, la hauteur des sons, l'intensité, le rythme, le timbre et la spatialisation.

[Exemple 1]

Voici les correspondances que j'établis :

Hauteur des sons :  aspect lexixal
Intensité :  taille des lettres
Rythme :  espacement entre les mots et les lettres
Timbre :  police de caractère
Spatialisation :  positionnement dans l'espace de la page

 On peut également ajouter un sixième paramètre, la couleur

Ces équivalences donnent des possibilités nouvelles et passionnantes à la création poétique, en y ouvrant des champs de travail encore inexplorés.

[Exemple 2]

En l'espace des sept semaines passées à Kürten, j'écrivis environ 300 pages de poésie. Le poème Son d"étoile, inspiré par Sternklang faisant à lui seul 176 pages. Dans la perspective d'une publication, j'établis des exigences précises : j'envisageais un important travail sur la typographie, des couleurs différentes non seulement pour les mots mais aussi pour les pages. Ce que j'imaginais allait tellement au-delà de ce que je pus réaliser avec ma pauvre machine à écrire. Vingt ans plus tard, les possibilités offertes par l'informatique allaient enfin pouvoir concrétiser mes visions.

Mon isolement, liée à mon exaltation à écrire, devait d'ailleurs m'inspirer à plusieurs reprises des "visions", des "rêves éveillés" où je voyais notamment des spectacles de poésie ou des formes de création poétique inédites extrêmement précises. Je notai toutes ces "visions".

Je donnai à mon travail le titre de SHU, qui est le nom égyptien du principe de vie. De plus, on trouve ces lettres, dans le même ordre, dans SHri AUrobindo et StockHaUsen, mes deux maîtres spirituels à cette époque.


Quelques jours avant mon départ, je montrai à Stockhausen une partie de mon travail. Il s'enferma une bonne heure dans son bureau avec mes poèmes. J'attendis son "verdict" en osant quelques accords sur le superbe Steinway de concert qui trônait dans une des pièces de sa maison.

Lorsqu'il me rendit mon manuscrit, il me dit : "Vos poèmes sont d'un très haut niveau spirituel." Il accepta le principe de rédiger une préface.

Lorsque je retournai chez moi, à la fin février, ma conception de la poésie avait radicalement changé.


Au cours des trois années qui suivirent cette expérience, j'écrivis et créai trois spectacles de poésie scénique, Vers le Centre, La Paix et Cycliques. Cette activité créatrice assez intensive, ajoutée à des bouleversements dans ma vie personnelle, me fit quelque peu négliger mon manuscrit. J'attendais en fait, avant de solliciter les éditeurs, que Stockhausen eût le temps de rédiger la préface qu'il m'avait promise. Ce n'est que le 10 mai 1981 qu'il put l'écrire. Elle parut, hélas non pas en tant que préface à mon livre, mais en tant que texte que Stockhausen reprit dans le tome 6 de ses Texte zur Musik sous le titre de "Wie die singenden Mönche" - Ein Vorwort zu SHU von Paul Dirmeikis.

J'espérais que cette préface, sans pour autant ouvrir grand les portes des maisons d'édition, pût néanmoins contribuer à attirer favorablement l'attention des éditeurs, puisqu'elle était tout de même écrite  par un des compositeurs les plus importants de cette fin de siècle : il me semblait que cela constituât une garantie de qualité sur mon travail.

Hélas, je dus déchanter. Aucun des éditeurs que je sollicitai ne se montra intéressé. Parfois, je ne recevais même pas de réponse et il me fallait, au bout de quelques mois, les relancer pour finalement recevoir mon manuscrit sans aucun mot ou accompagné de la lettre type aux formules convenues que tous les auteurs ont reçue un jour. Les éditions Fata Morgana réussirent même l'exploit de perdre le manuscrit ! Je mis ce désintérêt sur le compte de la frilosité bien connue de la quasi totalité des éditeurs, sur la modernité de mon travail et sur le coût important qu'impliquerait la publication d'un livre de poésie de 300 pages avec des exigences typographiques telles que je les avais stipulées. Combien d'exemplaires d'un tel livre pouvait-on espérer vendre ? Quelles étaient les chances d'un poète totalement inconnu comme moi  lorsqu'on sait qu'à la même époque, Stockhausen lui-même, malgré sa renommée mondiale et sa place déjà établie dans l'Histoire de la Musique occidentale, s'entendait dire par la maison de disques Deutsche Grammophon qu'il leur était désormais "économiquement inacceptable" de continuer à produire ses disques ?


Lassé par ces infructueuses et décevantes démarches (quand on y réfléchit peut-on imaginer deux univers plus éloignés que la poésie et le commerce ?), je décidai de faire vivre momentanément ma poésie en la mettant en musique et en la chantant sur scène.

A la fin de 1992, je décidai de me lancer une nouvelle fois dans la quête d'un éditeur pour SHU et je relus mon manuscrit. Il me sembla nécessaire d'effectuer une sérieuse révision. Environ trois quarts des poèmes furent entièrement réécrits et je leur donnai une forme plus simple qu'en 1978 : j'imaginais que si je jetais aux oubliettes mes exigences typographiques et de mises en forme, mon manuscrit rebuterait moins les éditeurs. J'en arrivai presque à remercier les éditeurs d'avoir boudé mon premier manuscrit, tant mon écriture me semblait plus efficace, plus maîtrisée qu'en 1978. Quelques nouveaux poèmes furent ajoutés et il devint évident que deux volumes seraient nécessaires. J'envoyai à Stockhausen cette version révisée en sollicitant une sorte de réactualisation de sa préface de 1981. Le compositeur me répondit que tout en trouvant ma révision bien venue, il regrettait l'abandon des mises en forme complexes de la première version. Il argumentait en soulignant que l'ordinateur me permettait maintenant de réaliser plus facilement mes visions et il me conseillait de rester fidèle à mes conceptions originelles. Il avait raison. Je n'envoyai à aucun éditeur cette nouvelle version.


Jusqu'en 1996, j'ajoutai six nouveaux poèmes à SHU. J'avais fait l'acquisition d'un ordinateur et je m'aperçus qu'effectivement, cet outil de travail était exactement ce qu'il me fallait. Deux longs poèmes, illustrant l'utilisation de l'informatique furent écrits : Hymnes en 1995 et Espace lointain en 1996.

Karlheinz Stockhausen & Paul Dirmeikis à Kürten, février 1997

En 1998, pour Le Souffle du temps - Quodlibet pour Karlheinz Stockhausen - je réalisai une version nouvelle de Sirius et de Fais voile vers le soleil qui furent insérés dans cette oeuvre.

Cette même année, je compris que le seul support adéquat à SHU, qui permettrait de réaliser totalement mes idées était le CD-Rom. Dans un CD-Rom, mes poèmes pourront bouger, mes mots circuleront sur l'écran, se transformeront, défileront, changeront de couleur, de typographie, de taille, de relief et seront enfin conformes aux visions que j'eus à Kürten pendant l'hiver 1978.

La réalisation de ce CD-Rom sera une de mes prochaines aventures créatives pour les années à venir. 

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