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PAYSAGE DE HASARD

Roman aléatoire

(1975/77)

Ce "roman" propose une lecture aléatoire de 39 détails, s'inspirant de certains principes des compositions musicales aléatoires des années 60 et 70 de John Cage, Earl Brown, Morton Feldman ou Karlheinz Stockhausen (Klavierstück XI ) dont j'avais découvert la musique depuis 1973 et que je devais rencontrer à l'automne 76, à Paris, lors de la création européenne de Sirius à la Sainte-Chapelle.

A l'origine, ces 39 textes étaient destinés à être imprimés avec six typographies différentes sur des cartons rassemblés dans un boîtier. Le lecteur était invité à brasser les cartons comme un jeu de cartes et à suivre l'ordre de lecture que le hasard déterminait.

Je soumis le manuscrit aux éditions Gallimard en 1978. Georges Lambrichs le refusa et sa lettre laconique froissa mon orgueil de jeune écrivain ; je lui envoyai une lettre stupide et prétentieuse. 

En 1979, Paysage de hasard fut accepté par les Editions Saint-Germain-des-Prés afin d' être publié dans une nouvelle collection de romans. Le contrat fut annulé sans explications et le projet resta sans suite.

Le caractère général des 39 textes composant Paysage de hasard est poétique et globalement érotique. Certains d'entre eux constituent les premiers poèmes que j'ai écrits sur des musiques de Stockhausen. 

Les situations et les climats s'inspirent des premières années de mon premier mariage, de ma dernière année d'études à l'Ecole Normale de Draguignan et de quelques souvenirs amoureux antérieurs. Les personnages principaux sont Pierre Mos et Elise, un jeune couple habitant une ville imaginaire (dont le plan constitue d'ailleurs un des 39 détails), vaguement inspirée des villes de Draguignan et d'un quartier de La Seyne sur Mer, les Sablettes.

Les personnages secondaires sont Alban Cos et son frère Vincent, un prêtre préfigurant le personnage de l'abbé dans la nouvelle La Peur du recueil du même titre. Un des 39 textes évoque également la disparition de mon père et la scène de l'enfant construisant un chalet de bois se retrouvera en ouverture de mon roman Gueule-de-loup plus de 10 ans après.


Extrait 1

Nous reprenons nos professions, nous revenons quelquefois à la dualité, au temps qui se compte, aux rites et c'est ainsi. Jour après jour, nous stagnons. Nous stagnons dans cette suite tirée par de très grandes forces, par leurs robes de siècles et leurs lourdes parures de quotidienne prostitution, nous stagnons. Et c'est très bien. Nous sommes dans le moule tiède de la multitude, uniformisés, boueux. Seul l'esprit durcit parfois dans sa propre disparition et c'est bien ainsi. 

Nous avons assisté la semaine dernière à l'enterrement d'Alban Cos. Son corps, roulé par la mer et rongé par les poissons fut découvert par un des enfants de l'institut d'arriérés mentaux. Disloqué, là-bas, sur les rochers bruns de la corniche nord. Derrière nous, c'est nous qui mourons, désagrégés par les jours. Nous ne nous rattraperons pas avant une apocalypse de l'être, une terrible calcination du Veau d'or que chacun vénère en soi : une orgie de l'absence à soi-même et les déglutitions affolées et obscènes de notre peur. La peur. 

Le père Vincent a célébré les funérailles et comme c'était jeudi, il a retrouvé Dominique dans la soirée et ils ont baisé et chaque dimanche il célèbre l'eucharistie et c'est très bien ainsi. 

Où donc sommes-nous tous ? Dans le sans-lieu d'un foyer où aucune étincelle jamais ne fleurit ? Tu es loin. Je suis loin. Et dans la cervelle des distances bat cette heure, comme une languissante pulsion, brisant les reins de l'éveil, comme une habitude. Une habitude. Vers un lointain iris traînent ces aurores qui nous ont vus nus. Jour après jour, nos regards deviennent des crépuscules. La beauté seule nous desquame : c'est ton corps, Elise, qui nous sauve, car il n'est pas encore l'aube, il est juste avant... Ce matin encore, avant de nous perdre, avant d'être dérobés à nous-mêmes, je fus en toi. Assise sur ma verge, tu fus mon éveil et tu fus la connaissance et mon âme térébrait jusqu'en l'absence de ton ventre et mon âme était la lame où le temps s'enflamme. Parfois tu bois le suc de mon enfance, de ma vie, et tu deviens une plante, un lierre, un ciel noir d'une cécité éblouissante ; tu es la bouche de toutes les nébuleuses, tes lèvres sont charnues comme un abricot accroché au récif des rues. 

Tu ramènes tous les univers, sublimes et dévorants, subtiles, liquides et pulpeux, tous ces univers pourpres où mon écume s'appelle. Et pourtant nous sommes tirés par de très grandes forces.


Extrait 2

... maintenant ou ailleurs,

aléatoire,

un moment encore,

insensé,

un regard de hasard,

un point du paysage,

un jour dans le cours des jours,

comme l'explosion des univers,

comme une ligne.

Il faudrait...

Il faudrait tant et tant de cellules et de sens à saisir

afin d'être le Lieu parfait,

être là,

uniquement pour être là.

Ou ici.

Ou ailleurs.

Etre le Lieu parfait.

L'histoire se raconte elle-même,

sans autre sens que sa nature,

ses multitudes, ses plis,

sans aucun prétexte,

chaotique comme nous.

Il n'y a pas de fin pour le regard

et il n'y en aura jamais.

Jamais le monde ne se taira,

jamais la langue ne se taira,

ne vous taira.

Ouvrez-vous.

Déchirez-vous.

Il faut s'aimer.

 

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