L'éPAULE  d'ORPHéE

- Dix stances de sel -

(1999/2002)

 

   

Stance I

 

Chœur de la blessure :

 

Voici donc le partage à la jarre !

Deux mains qui s’éloignent après l’étreinte

du cilice à vos reins, lissant au ciel

ses veines comme des rives bleuies !

 

 

Voici dans l’orne le tracé gravide

où la lyre d’Orphée se déliera.

Voici aux cornes alliées à vos âmes,

sa drège de cordes comme des lames,

au fil des cœurs à vif et sans mémoire !

 

 

Voici les noces du sel et de la plaie !

Les voici à vos lèvres, vos aveux

emmêlés en vos syllabes à vos sillages,

ainsi que l’ombre au nombre, le son au sang,

l’absence à l’argile, l’arme à l’ambre ! 

 

 

Voici qu’à l’aine du secret se lit

la sève qui se déplie hors de vos rêves,

hors de vos reins cassés dans l’aube glacée..

Voici qu’enfin il vous faut étreindre

L’errance entre ces mondes qui vous accouchent !

 

 

Posez vos paumes sur les épaules d’Orphée…

Voici qu’il faut choisir entre vous et vous,

entre feu et flamme, ivresse et calice !

Posez vos serments d’homme dans ses mains

ainsi que la raison à son sarment.

Les douleurs y longeront leurs lignes,

croisant celles de ces heures si douces

où vous croyiez être davantage qu’un leurre

à votre durée, à l’anneau des moissons !

 

 

Voici qu’enfin Orphée votre face façonne !

Mais c’est au givre que vous ressemblerez.

D’un seul linceul de vos lois, vous couvrirez

ce corps qui se dérobait aux offrandes !

Et vos fuites vous enfanteront sans fin… 

 

 

Vous partirez : vous poserez le regard

de ceux qui s’endorment comme un souvenir

sali sur l’épaule d’Orphée descellée.

 

 

Souvenez-vous toujours de l’autre monde !

Qu’importe votre place : elle n’existera

qu’en l’empreinte des embruns à vos lèvres.

Vous vous retournerez toujours vers ces vents

où les orfraies s’embrasaient vers l’orient !

Votre vie passera entre vos bras lisses…

Vous ne serez plus qu’un geste détissé,

Une étole tombée ne dénudant rien…

   

 

 

 

 

 

 

 

Stance II

 

 

Chœur du soir tombant :

 

Femmes en voiles noirs, en deuil du Temps qui va

vous venez des vents et du vertige des hommes ;

votre pas est vif avant vos nuits de fête ;

vous vous souvenez des soirs d’il y a longtemps…

 

 

Récitatif :

 

« Ta famille alors tenait table ouverte

pour les gueux, les anges et les fils prodigues

– et toi le puîné, tu t’en iras aussi

périr parmi les étoiles – chacun voudra

oublier cette douloureuse douceur

des choses qui n’ont de sens que d’avoir été »

 

 

 

Chœur des vagues :

 

Femmes en voiles, vous menez vos souvenirs

ainsi qu’un troupeau paissant vers les rivages…

 

 

 

Récitatif :

 

« Sur la corniche des plages, les voitures

sont en cortège. Vous rentrez. Sur les vitres,

la buée des défunts dilue les visages

plus absents que le regard d’Eurydice »

 

 

Chœur du reproche :

 

Familles, avec vos charrois de choses tues

que vous tissez, têtues au lin des Autres,

vous faussez ainsi la ronce des tendresses,

la cerisaie de vos rires et des ires,

les allées des choses sûres et des celliers…

 

Récitatif :

 

«Entre les récifs vous êtes les défunts

à vous-mêmes et à vos rêves du lever.

Vous vous suivez, plus absents que la caresse

d’Eurydice, plus éphémères que son heure

plus blessants que la fuite de son baiser. »

 

 

Chœur des roses noires :

 

Femmes aux pèlerines de nuits longues,

Vos regards s’enlacent au regard d’Orphée…

 

 

Aria d’Orphée :

 

Et moi, Orphée, je détournerai mes yeux

Vers les vagues plus lourdes que ton silence,

M’y abreuvant alors d’un vin de guêpes,

Du vin de l’orge aux cambrures de pavot,

Plus épais qu’un manteau à mon épaule,

Plus fruité que l’ambre de mes ancêtres !

 

 

Chœur des regards :

 

Femmes qui veillez à nos envols obliques,

plus seules à présent qu’en votre seule mémoire,

vous tisserez votre toile à notre autel.

Vos téléphones portables vibreront

aussitôt qu’un cœur là-bas battra trop fort.

Vous recueillerez l’offrande des vies vides.

Vos chemins au sol de cendre descendent

doucement vers l’ample pertuis des oublis…

 

 

 

 

Stance III

 

 

 

Aria d’Orphée :

 

Depuis le premier de nos jours, Eurydice,

je suis en deuil de toi – est-il possible

d’aimer sans ton départ ? – Vois ces restanques

sans rivages d’où le céraste doit naître

ainsi qu’une mort sûre fissure à nos flancs

à l’heure où les lignes tracées dans nos draps

sont celles que jamais nulle gitane ne lira.

 

 

Qu’avons-nous extrait qui fut enfoui en nous ?

Qu’avons-nous mordu ? Qui nous a déchirés ?

Nos secrets ne sont plus qu’un marque-page

crissant au livre encore ouvert de l’hiver.

 

 

En ce solstice tu tisses mon deuil. La lune

s’est levée, lovée à mes lèvres liées.

Tu mènes mon deuil en ce cortège de braises

qui se grave sous la frayère de nos pas.

Lune rousse ainsi que te chanta Lorca

dans l’indécise complainte des soleils

couchants lorsque son cœur, son cœur, a brûlé

à Grenade, dans cette écume grenat

des douze pur-sang naissant de la lune !

Lune rousse des amazones, croissant

de sang au cri des selles scellé ! Lune

rousse, moi Orphée, je te recueillerai

en ma douleur. Versant du vent au visage

traîne d’étincelles, henné teintant tes ailes

aux fauves aisselles de tes hennissements !

L’amour, comme le feu, détruit qui le nourrit

et nourrit ce qu’il consume. Ô Eurydice,

ton absence est au souffle de ces chevaux

ce que l’étreinte est au ressac de mon chant !

 

 

 

Stance IV

 

 

 

Aria d’Orphée :

 

Moi Orphée, je vous dis qu’il n’est de vie que

dans un chant, qu’il n’est de vie que dans un cri,

dans l’ivresse et la perte, yeux clos, brasier

en dedans, sanglot de sable blanc, avec

la douleur d’aimer fichée dans votre dos,

toutes vos idoles, demeures incendiées,

les tiroirs de votre mémoire éventrés…

 

 

Il n’est de vie, hommes de cette fin des temps,

qu’en l’Absence. Si vos jours se ressemblent,

hommes des siestes et du jeu, c’est que vous êtes

pleins et que le feu ne naît que dans l’ornière

évidée de l’être entre ses deux navires.

 

 

Moi Orphée, je claque ici le chant des sèves !

Si je lève mon regard par-delà mon

épaule, c’est pour perdre tout le savoir,

consumer ces serments, oracles que j’ai

grattés contre les margelles de vos puits… 

 

   

 

 

STANCE V

 

 

 

Aria d’Orphée :

 

Moi Orphée, je chante ceci : Eurydice

s’embrase et s’en va au regard de chacun.

Vous regardez derrière mon épaule, hommes

des lassitudes, des quais humides et tous,

vous avez la Mort derrière vos paupières,

la Mort et le remords des marées, la Mort

de l’Autre et sa reconnaissance conquise.

 

 

Chœur au bord des quais :

 

Tous, comme Iranaké, vous revenez de

cette contrée où l’impudeur des larmes

vous console de vos corruptions et de la

mésalliance au ciel. Comme lui, vous lavez

le seuil de l’âme aux grandes eaux du détroit.

Comme lui, vous serrez la douleur contre

le silence, plus lancinant et plus lent

qu’une ancre en vous lancée et c’est votre enfer

que vous signez de vos œuvres. Nul enfer

n’a la semblance d’un autre enfer, car c’est

à notre image que chaque enfer se crée,

comme au reflet de vos demeures où dorment

vos rêves et vos enfants. Et leurs chevelures

d’algues glaiseuses et de glènes sont les sentiers

où vous vous perdrez, pour souffrir de cette perte

de l’enfance. Personne ici n’avouera

le nom de ses amours. Aux plis de l’âme,

au lit de l’aine, l’épaule d’Orphée luit

comme une fuite. Sur le quai où leurs clés

furent lancées comme un défi au soir qui tombe,

les hommes à l’âme nomade se serrent

les uns contre les autres, portant leur feu

à bout de lèvres pour offrir à l’aimée

son reflet de lune. Elle s’y verra mentir

à ceux qui se croyaient si proches. Qu’en son

mensonge son échine s’orne de sauge,

de coriandre et de drisses ! Qu’elle dresse

au ciel ses drèges lourdes de leurs serments !

Qu’en sa fourche Orphée tisse l’ambre moire

Où s’enfante l’aimée au chant de sa faute !

 

 

 

   

STANCE VI

 

 

 

Chœur du temps dans les herbes :

 

Ici, en cette ortie des temps, ce ressac

inconsolable, les silences fermentent

entre flancs et gîtes. Hommes de l’environ,

hommes des ruches, ici, à cette fourche

entre sang et fidèle ombre du songe,

à ce rouge où se forgent vos exodes,

hommes des jardins, hommes des bas murets,

dans vos alcôves d’herbages et de corne,

vous scellez vos enfants sans face qui vous serrent

comme seule la mort saura vous serrer.

Ici, vous scellez l’Eurydice qui scella

vos lèvres à l’écume orange des serments…

Hommes du millet, hommes de la résine !

 

 

 

Aria d’Orphée :

 

Ici, moi Orphée, comme on ouvre ses ailes,

j’attends ! Et ma douleur s’affamera plus

à l’orge de mon regard qu’à mon épaule,

qu’à ce seuil des détresses et des rédemptions !

 

 

 

Récitatif :

Eurydice suit ses pas, mais elle les mène.

Derrière son épaule, mais si loin devant !

Semant des reflets d’Orphée dans ses larmes,

traçant son absence afin qu’il la chasse…

 

 

 

Aria d’Orphée :

 

Moi, Orphée, je vous dis que mon chant n’est que

salive d’hère léchant le sel séchant au ciel.

Et lorsque derrière mon épaule je regarde,

l’impossible distance qu’est son corps blanc

est une lumière plus blanche que les huiles

et les épices de mes pays d’exil.

Alors qu’avec Eurydice disparaîtra

cette profondeur affleurant tout visage,

se calcinant comme un secret de saunage,

moi, Orphée, je lui offrirai ce vide

qu’elle m’offre à l’aune de ses mains cachées.

Je prononcerai son nom comme on appuie

sur une plaie… Je la retrouverai

dans les détroits des soirs de fête, remontant

le courant vers ses lèvres et vers ses rousses

frayeurs dissimulées sous sa noire simarre.

 

 

Mais saurai-je attendre qu’elle me reconnaisse,

même si elle clame son ombre parmi

les ombres ? Même si elle pense taire

l’éclair de mes saisons d’homme dans les premières

paroles du jour ? Même si elle feint d’ignorer

la moiteur de ses chevilles et les ruches

orantes de ses seins ? Saurai-je l’atteindre,

épouse impassible, lune à l’haleine

d’épeautre, message toujours tu dans l’opaque

des voiles que j’ôterai, automnes d’henné,

comme à une morte dans les bras rémeils

de ses amants ? Heurtera-t-elle mon luth à

ma détresse, drisse claquant au-dessus

de mon épaule ? Et l’empan de ma fièvre

coupable se mesurera à l’espace

entre deux de ses pas au pas des renards.

 

 

 

 

STANCE VII

 

 

Récitatif :

 

Son baiser plus fugace qu’une promesse,

ses gestes plus bagués qu’un oiseau de loin,

sa parole plus aride qu’un ergot,

Eurydice est une nuit plantée d’étrives.

Et Orphée blasonne ses rares marées !

à l’aine court l’inassouvie blessure

de vivre où se fend la soie des poivres verts

dans ce qui demeurera son souffle d’homme :

 

 

 

Aria d’Orphée :

 

Moi, Orphée, au front de sable d’où se retire

l’ivresse sans âge des océans sans césure,

j’attends de brûler à l’airelle de tes lèvres

lorsque tu prononceras mon nom. J’attends

d’être l’étoupe de ta secrète transe

sacrant de mes cendres tes silences infâmes !

   

 

 

STANCE VIII

 

 

 

Chœur du matin au port :

 

Ce monde est un long sommeil : là, les oiseaux

en strette au ras des vagues grignées des rêves

des hommes, l’aube défroissée… Là, leurs lits

qu’ils retapent toujours d’une seule main…

Sentez l’odeur du café, des meubles froids…

 

 

Voici les seuils et les leurres ! Ô croyez-vous

que la vie soit là, dans le soupir cernant

le son, dans l’avant ou l’après, au tissu

oblique des soirs qui sont toujours d’hiver ?

Le croyez-vous, hommes des sentiers battus,

hommes des fausses fêtes et de l’indistinct ?

L’instrument n’est pas la fugue, mais son vase

et sa cendre. Ainsi ce monde n’est pas le feu

mais simultanément silex et silence !

Aussi douce soit-elle, la voix n’est pas le Chant.

 

 

 

Aria d’Orphée :

 

Et moi, Orphée, si derrière mon épaule,

je guette le pas qui me précèdera,

c’est afin de m’enfanter à cette rive

qui seule a puissance sur la glaise du temps,

sur la gloire de marcher sur cette Terre !

Tu le sais bien, la mort dort à nos côtés,

fil invisible infesté de notre souffle d’aîné ;

à l’ourlet des moments elle tisse et hisse

l’obscène dentelle de ronces et d’oubli…

Nous n’emporterons rien, mon aimée, qu’un monde

en sommeil où nous aurons craint de brûler

et aurons tout perdu de ne perdre rien.

 

 

Et moi, Orphée, je vous livre mon secret :

la vie est un vol ! N’acceptez de baisers

qui n’aient été dérobés à la fragile

étoffe de cette faute à soi-même,

à la douleur d’encore errer du calame…

 

 

Voyez cette trace sous le cilice :

c’est la plaie des prudences et de l’attente...

C’est là, à cet ourlet de belladone

qu’il vous faut boire le vin de la durée !

Soyez ceux qui dévoilent, soyez ceux qui volent !

Soyez l’ortie, le vertige de l’horizon !

 

 

Derrière mon épaule, tu t’es embrasée,

ô mon aimée que je nomme et qui m’oublie,

toi qui m’oublieras en toi, afin d’être

celle qui renaît, sel au ciel essaimé.

 

 

 

 

STANCE IX

 

Récitatif :

 

Comme à la cluse écartée d’un équinoxe,

comme un jour toujours plus loin, encore trop loin,

Orphée agraine les vents et leurs essaims,

les sueurs, les déhiscences, les ressacs,

les salives, les hymens, leurs complices ferments …

 

 

En lui s’enlacent et s’enfouissent les serments

plus émouvants qu’une foudre et plus soyeux

que l’absence des sirènes au lierre des aveux !

 

En lui, Eurydice a taillé un sillon

où s’est asséché le temps commun des hommes.

Et là, dans la faille de cette femme,

dans l’ambre fauve où se heurte sa fuite,

s’ouvre le songe d’une marée sans grèves…

 

 

Au calice des silènes, ses seins s’y évasent

comme le ventre chaud des oiseaux de mer...

 

 

Chœur au noyau des voyages :

 

Toutes vos caresses sont inachevées !

Mordez donc au fruit jusqu’à son illusion !

À la hanche de l’aube, frémit l’abîme

d’argile et de lin où vous vous cambrerez !

 

 

 

Aria d’Orphée :

 

C’est dans tes yeux que je suis entré, plus loin

qu’un sexe d’homme peut consumer une âme !

C’est dans tes yeux que je peux lire le Chant

de mon exil et de mon erreur d’homme !

C’est dans tes yeux que j’oublie le premier jour

pour étirer la trame de mon voyage,

pitoyable voyage entre âge et trochée… 

   

 

 

STANCE X

 

   

Aria d’Eurydice :

 

C’est vers mon ombre que tu t’es retourné,

vers les saisons que j’enclos en mes baisers,

vers ce que tu ignores et ne comprends pas…

Pourquoi m’étreindre comme on oringue une reine ?

Et si à mon enivrement d’être aimée

prévalait la torpeur de mon absence ?

Qui es-tu pour croire que l’homme veut la vie ?

Tu baises mes pourpres paupières et dès lors

Tu les penses nervurées d’éternité !

 

 

J’aime à me cacher ainsi que tout mortel ;

entre les mots que je tais, je secrète

un pavot plus utérin que n’est le Styx !

 

 

Regarde-moi ! Mêle-moi à ce qui fuit !

Regarde-moi ! Détresse-moi de ton Chant !

Qui es-tu pour offrir à l’homme de l’Être ?

Crois-tu que de feu ton Chant est plus grisant

que d’enfance les complaintes des sirènes ?

 

 

Laisse-moi auprès de ceux qui te sont sourds :

hommes au cou court, hommes des éteignoirs,

hommes du dessus et des copineries,

auprès de ceux qui se sont ferrés eux-mêmes

à l’hameçon douceâtre du temps qui passe,

hommes du ras-bord où nul exode ne saillit !

 

 

 

Chœur de l’anthère du feu :

 

Pour vous, Orphée est aussi inconcevable

que la trahison, la fressure du non-dit,

que cette femme qui s’éloigne de vous,

qui toujours s’est éloignée, depuis ce jour

où le doute d’être aimé vous a quittés.

 

 

 

Aria d’Eurydice :

 

Laisse-moi au-delà de ton épaule ;

le sel que tu chantes, cette limaille

de l’âme que tu dérobes à nos sommeils,

m’est plus inaccessible qu’à toi ma caresse.

 

 

Tu me perds, Orphée, tu ne peux que perdre :

entre le Chant et son lieu tu te méprises

et tu ne peux voir que derrière ton épaule.

Devant, il n’y a que la gloire de mourir.

Devant, j’aurais posé mes pas dans tes pas,

j’aurais dépoli mon corps contre ta corne.

Devant, il y a nos désobéissances…

 

 

 

 

 

Aria final d’Orphée :

 

Qui donc es-tu pour t’en aller aussitôt

qu’arrivée ? Et si jamais mon Chant ne vient,

qu’en aucune de vos demeures je ne dorme !

Que mon lit soit celui des fleuves infidèles !

Que mes draps soient les vents qui nous ont brûlés !

Que nuit après nuit, je puisse me blottir

contre l’indigente absence à moi-même !

Que je sois le plus injuste des silex !

Que par la nasse de mon Rêve ne naissent

que les mots dont je ne saurai jamais rien !

 

 

Notre monde, l’enfer ou le paradis,

le silence ou la parole, est un monde

où on s’éteint, un monde où on est un.

Si je me retourne, je me sépare,

de ma lyre je deviens l’écart entre

ses cordes, comme le vide entre les mots.

 

 

Je ne m’endors jamais. Qui a vu l’espace

s’assoupir entre la scission des salves ?

 

 

Aussi, Ménades, gardiennes du repos,

cerbères des guérisons et des longues nuits,

venez me parceller et m’éparpiller

pour couper la voie du feu me traversant !

Que cesse la contagion de l’illimité !

Ô prêtresses des décences, vaccinez

ce monde des crues et des cris !

 

 

Vous vaincrez. Vous avez même déjà vaincu.

Et moi, Orphée, je ne suis que perte, exil,

ode de la Thrace et de mes traces de braise.

Qui boira à mes lèvres qui salivent

l’aveu des secrets et leur sang en amont ?

Je suis le feu, sa fin, sa renaissance.

C’est l’inacceptable perte qui me grée,

d’une voile noire, cette mémoire

inachevable de nos dépossessions...

 

 

Souffle, ô Esprit qui sépare ! Souffle en nous

pour que nous puissions encore nous avouer :

« Personne, non, personne de ce monde,

personne n’a pu me regarder ainsi. »

 

 

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